Lise est une île

Paru chez Christophe Chomant Éditeur, février 2011.

Nouvelle érotique de Sandrine H.

Lise est auteure, mais depuis un an, elle ne sait plus écrire.

Trois jeunes artistes, Raphaël, vidéaste, Nourdine, violoncelliste, et Alexandre, comédien, ont décidé de tourner un clip : une adaptation d’un de ses anciens textes.Lr coeur du Talber

Ils ont convié l’auteure sur l’île pour trois jours de tournage.

Sur l’île est peut-être la source qu’elle a perdue…

 

« Bravo à vous, d’avoir réussi cet exploit presque sans précédent : évoquer pleinement le plaisir, le désir & la jouissance d’une femme en évitant tant le Scylla de la mièvrerie que le Charybde de l’obscénité. Bravo à Christophe Chomant de l’avoir édité. […] Le personnage de Lise parvient magnifiquement à tracer des limites à ces merveilles, dans le temps et dans l’espace. Vous montrez aussi à quel point c’est important pour une femme de passer par le personnel (l’histoire de l’individu dont le corps va entrer en désir) pour atteindre à l’impersonnel de la jouissance. C’est très fort. J’aimerais que tout le monde puisse connaître ce texte ! » Nancy Huston

 

EXTRAITS

(pages 18 à 21)
Ce soir, Lise écrit

Ce soir, Lise écrit.
Malgré la fatigue, malgré la longue marche le long de la mer et sur les rochers, malgré la route et la traversée, malgré les discussions autour de la table encore encombrée, malgré le bruit du vent et au loin le souffle régulier de la mer, malgré le violoncelle de Nourdine, le rire de Raphaël et la voix grave d’Alexandre, dans le salon.
Lise écrit.
Elle s’éclaire à la bougie, comme quand elle était jeune, bien plus jeune que les garçons, et qu’elle écrivait en secret, dans le silence de la maison endormie. Elle n’allumait alors qu’une bougie. Parfois même, elle n’écrivait qu’à la clarté de la lune. C’était des moments magiques, où tout prenait une dimension, une densité et une vie particulières. Comme si se découvraient enfin l’envers des choses, l’esprit des choses. Un autre monde. Alors son cœur battait plus fort, sa respiration devenait profonde, son corps plus dense, les dimensions et les limites de son corps se précisaient, ses sensations se décuplaient et l’envie, ou plutôt le besoin d’écrire se faisait plus crucial. Son écriture était soudain plus aiguë, plus précise, claire et juste. Nue. Ces instants-là étaient pur bonheur. Depuis son mariage et la vie qui en découle, les enfants, les métiers, les activités, elle a eu très peu de ces moments volés. Elle retrouve difficilement ce sentiment d’isolement, de solitude absolue. Chez elle, même dans la maison vide, elle ne se sent pas seule. Même vide, la maison est pleine de la présence des siens. Il faut qu’elle soit loin de chez elle pour retrouver cette sensation adolescente.
Ce soir, elle écrit. Elle n’a plus quarante-cinq ans. Depuis trente-trois ans, Lise a douze ans. Elle a l’âge de sa conscience. De l’éveil de sa conscience. Du moment où elle a pris conscience du temps. Depuis qu’elle connaît le poids des mots et qu’elle les pèse, les lit et les écrit. Très jeune, elle a peint aussi. Elle a fait du piano. Elle s’est toujours crue artiste, même si le journalisme l’a attirée, un temps. Elle a fait des études et, très vite, elle a voulu être maman. Elle a commencé par ça. Depuis, elle s’est un peu égarée en chemin. Pourtant, elle a toujours su qu’écrire était sa véritable vocation. Son langage. Son engagement. Une certitude. Jusqu’au terrible doute de l’an dernier.
Ce soir, elle écrit. Elle en a une envie magnifique. Inattendue. Inespérée !
Elle écrit les sensations de son corps, la brûlure du sel sur son visage, l’agitation des muscles de ses jambes après la marche, la lassitude de son corps, jusque dans sa main qui écrit, le plaisir d’entendre les garçons de l’autre côté, une joie sans nom. Jamais elle ne leur dira combien elle les aime. C’est presque suffoquant. Est-ce qu’elle s’interroge sur le sens de cet amour-là ? Un peu. Si ce n’est pas un amour maternel, ce n’est pas non plus l’amour d’une femme. Elle connaît ces amours-là. Il n’y a qu’avec son homme qu’elle souhaite vivre et mourir. Elle est si fière de lui. Il l’épate, il la gâte. C’est son compagnon. Elle n’en veut pas d’autre. Lise est fidèle. Depuis vingt-trois ans, Lise n’a pas embrassé un autre homme que lui. Pourtant, il ne lui fait que très peu l’amour. Sa passion pour l’aide et le développement accapare toute sa libido. Lise ne s’en plaint pas. Ou plutôt, elle ne s’en est jamais plaint tant qu’elle se sentait portée par la création, par son envie incessante d’écrire, d’attiser l’inspiration et de partager son envie, par les conférences, les publications, l’édition, la critique. Depuis, Lise doute. Elle s’enlise un peu dans son désert. Parfois elle se demande si la quasi absence de sexe dans sa vie de couple est normale. Sont-ils normaux, tous deux, son homme pour la vie et elle ? Oui. Elle veut dire oui. Le chemin sur lequel ils marchent ensemble est si beau, si important, si juste, que se poser de telles questions est presque futile. On s’en fiche ! Là n’est pas la question.
L’amour qu’elle éprouve pour les trois garçons de l’autre côté de la cloison est d’une autre nature. Laquelle ? Doit-elle, aussi, se poser la question ? Existe-t-il une réponse ? C’est juste une forme d’amour non répertoriée. Une chance. Une chance unique. Qu’elle profite de ce bonheur.
Ce bonheur la fait pleurer.
La fatigue sans doute. Et les mots qu’elle trace ce soir, à la lumière de la bougie.

Ce soir, Lise écrit.
Puis elle souffle la bougie et se couche sous la couette fraîche. De l’autre côté de la porte, les garçons chuchotent encore. Le violoncelle s’est tu. Elle s’endort. Tout juste songe-t-elle qu’ils devront se dévêtir pour aller se coucher. Même leur douche, elle ne l’a pas imaginée.

[…]

 

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