Mamie Pauline ou La promesse à la lune

Paru chez Christophe Chomant Éditeur, octobre 2013.20151207_221700

Dans trois jours, Mamie Pauline a rendez-vous avec la lune.

À la lune, elle a décidé de rendre compte de sa vie.

Une vision particulière et lumineuse, un apprivoisement de la mort, un hymne à la liberté et au bonheur en dehors de toute moralité contraignante, un chemin de sagesse à transmettre, un hommage à la sensualité de la femme, même vieillissante, même mourante.

Une traversée de l’histoire du monde et de la vie d’une femme aux derniers jours d’une existence lumineuse sous la protection de la Lune ; personnage haut en couleur et “sage”, inspirée des grandes dames libres, anonymes ou célèbres, qui ont marqué la vie de l’auteure.

Inspiratrices de vie et d’écriture

 

EXTRAIT

Avant avant-dernier jour

1.

Paul est passé s’assurer que tout allait bien depuis la toilette du matin.
Oui, mon petit. J’ai dormi un peu. Tu peux t’en aller tranquille. Merci.
Mamie Pauline repose paisiblement contre les gros oreillers du lit en bois. Elle a posé ses vieilles mains sur la dentelle de l’édredon. La chambre sent bon l’encaustique des meubles, la lavande et le frais du vent dans les draps. L’encens flotte encore quelque part. Mamie Pauline sourit. De l’encens dans la chambre d’une vieille mamie mourante, ça pourrait prêter à confusion. Mamie Pauline s’en amuse. Non, non. Ce n’est pas de l’encens des églises. Non. C’est un encens d’Afrique. Du Sénégal. De l’encens du Sénégal. Des petites boulettes imbibées d’huile qu’on met à chauffer sur la lampe.
Entre ses yeux mi-clos, Mamie Pauline laisse couler son regard sur les jeux d’ombre et de lumière. Midi monte dans la chambre.
J’aime cette chambre. Tout est vieux. C’est reposant. Les vieilles choses pour les vieilles dames. La vieille âme des objets pour la vieille âme de la vieille. Oui, je sais. C’est un peu cru dit comme ça. S’ils m’entendaient !
Mamie Pauline aime ses meubles. Des antiquités qu’elle a assemblées au long des années et des voyages, ou qu’on lui a rapportées. Elles viennent d’un peu partout. Les meubles viennent plutôt d’Asie. De la vieille Indochine. Les objets viennent surtout d’Afrique. Du Golfe de Guinée. De tous ces pays-là et puis du Sénégal, de la côte du Sénégal qui défie l’océan. Comme ici, la côte du Finistère.
Mamie Pauline a décidé de finir sa vie en Finistère. Parce qu’on ne va pas plus loin. Et que la mer c’est une bonne excuse pour s’arrêter. Tu contemples la mer quand elle se retire, quand elle revient, et tu regardes le soleil s’enfoncer dedans comme la tête dans l’oreiller, et tu te dis que ça va. Que c’est bien ainsi, n’est-ce pas ? Mamie Pauline écoute la fenêtre quand elle résiste au vent, elle écoute le parquet qui craque quand on entre dans la chambre et le déclic de la poignée juste avant.
Elle aime bien sourire quand ils entrent. Ça les rassure. Les enfants, ça les rassure. Ils ont l’air moins désolés quand elle leur fait son grand sourire. Elle aime allumer leur sourire à eux et voir comme leur visage se déride. On dirait qu’ils s’allègent soudain. Pffft ! Ils respirent mieux. Mais ça n’empêche qu’ils sont un peu tristes. Et à cette tristesse-là, Mamie Pauline ne peut rien faire. C’est la vie.
Quelle étrange expression ! Ça la fait sourire de se dire que : C’est la vie. C’est pas plus mal de toute façon. On ne va pas s’éterniser non plus. Un jour ou l’autre, il faudra lâcher la ronde et s’en retourner d’où on est venu. À la mer ! La moindre des choses. De la poudre pour le plancton. Et re ! Mamie Pauline se le dit. Et re ! Rebelote ! Parce que Mamie Pauline est prête à recommencer. De la cendre au plancton, de la petite bestiole unicellulaire à la morula, du petit hippocampe à branchies au triton cœur battant dans son liquide amniotique. Mamie Pauline se voit bien retraverser la mer et réapprendre à respirer avec des poumons tout neufs. Elle en a les doigts qui s’agitent sur la dentelle de l’édredon. Elle doit avoir l’œil qui frise. C’est fou comme la vie s’attarde dans la lumière de l’œil. On dirait que c’est bien-là qu’elle s’installe avant le grand départ. Elle sait, Mamie Pauline, qu’il y a de la lumière dans son regard. Surtout quand elle sourit. Ce qu’elle sait aussi, c’est que, même quand elle est trop fatiguée pour soulever la commissure de ses lèvres, ses yeux sourient encore. Il faut bien ça. Sinon, les pauvres petits…
D’ailleurs, ce sont les grands qui semblent avoir un problème avec ça, pas les tout-petits. C’est difficile pour les enfants de Mamie Pauline. Pour ses petits-enfants ce n’est pas évident non plus. Ils sont grands maintenant eux aussi, alors ils hésitent entre la vie à mordre à pleine dents et la crainte de la mort à venir. Ils ne savent pas très bien sur quel pied danser. Est-ce que Mamie Pauline va vraiment mourir. Est-ce qu’elle peut vraiment faire ça ? C’est à la fois impossible et possible. Alors ils sont perplexes. Mais quand ils entrent ceux-là, on voit quand même qu’ils sont plus légers que leurs parents. Parce que les enfants de Mamie Pauline en ont lourd sur la caboche. Pauvres chéris ! Le moyen de faire autrement ?
Ceux qui entrent légers comme l’air, comme la poussière dans le soleil, ce sont les tout-petits. Les arrières-petits. Mamie Pauline fait sauter le bout de ses doigts de contentement. Eh ! Oui. Elle est arrière-grand-mère. Il fallait bien ça pour finir le tour. Les tout-petits entrent sans ménagement. Ouvrent la porte en grand. Blang ! La porte vient claquer contre la commode et ébranler les statuettes baoulées qui en ont vu d’autres. Mamie Pauline ça la fait rigoler en dedans. Elle imagine que tous les fétiches sont en train de se bidonner de la vie qui leur revient dans tout leur tremblement. Les tout-petits s’approchent du lit en courant presque. Jettent leur bras et étalent leurs petites mains sur l’édredon qui se creuse joyeusement comme les fossettes dans leurs joues. Le matelas ballotte un peu. Mamie Pauline imagine la vague sous le bateau. Et c’est reparti pour un voyage. Ils rient fort et racontent le jardin, la limace orange, le pain beurré qu’est tombé dans la terre, l’avion à réaction, et quand tu vas mourir on va te mettre dans une boîte, et pour respirer tu feras comment, et pour le goûter ? Et puis, ils passent à autres choses. S’assoient sur le parquet, jouent avec les franges du tapis, vident leurs poches et déversent leurs trouvailles et oublient l’arrière-grand-mère… Ça c’est la vie !
Parce que ce qu’elle aime par-dessus tout, Mamie Pauline, c’est quand on oublie qu’elle est là, ou plutôt quand on oublie qu’elle est en train de mourir. C’est un peu comme si elle était déjà partie ou là pour l’éternité. C’est ça. Les moments où on l’oublie sont des moments volés à l’éternité. Elle écoute la maison, comme ce matin, elle observe le jeu du soleil quand il passe sur les choses et fait leurs ombres caresser les murs, elle sent la vie des autres qui vont et viennent, les petits qu’on appelle, leurs rires quand ils se sauvent, le murmure des hommes qui ne savent pas chuchoter, la voix des femmes… Dire que ces femmes sont ses filles et qu’elles sont grand-mères ! Mamie Pauline écoute le bruit des pas, des pas tranquilles, des cavalcades, le bruit des casseroles, de la vaisselle qu’on range, le bruit de l’eau qui circule dans tous les tuyaux, les bruits de la vie. Mamie Pauline se prend alors pour un fantôme. Elle hante la maison vivante. Elle s’imagine déjà morte, alors son esprit flotte dans l’air. Elle aime savoir que la vie continue sans elle. Qu’elle a quitté la ronde et que la vie a persisté. La ronde s’enroule autour de la maison qui tourne encore comme une toupie. Bien droite sur sa pointe. Ses couleurs dessinent des arabesques mouvantes. Et Mamie Pauline la regarde tourner. C’est bon.
Mamie Pauline se dit qu’elle a de la chance d’être ici. Dans sa maison. Dans la maison de Papa-Gardien de Phare. Depuis dix jours, elle ne quitte plus son lit. Les enfants auraient pu la laisser à l’hôpital. Que font les gens de leurs petites vieilles qui ont le cœur fatigué et les poumons qui pleurent ?
Mamie Pauline tousse. Et quand elle tousse, elle fait pipi dans sa culotte. Pas beaucoup. Le moins possible. Parce qu’elle s’était préparée à ça Mamie Pauline. En prévision. Elle avait bien musclé le bas. Tout le périnée. Il faut bien ça. Pour ne pas embêter le monde. Changer la couche d’une Mamie, toute Pauline qu’elle soit, n’est pas ragoûtant. Pauvres enfants. Pauvre Paul surtout. Alors, elle évite de tousser et quand elle tousse elle se concentre sur son ventre. Elle resserre tout, même les yeux elle les ferme, pour mieux maîtriser.
Le plus souvent, c’est la respiration qu’elle contrôle. Elle fait entrer l’air doucement, comme un ruisseau, un ruisselet, un cours tout fin qui glisse des narines à la gorge, jusque dans ses bronches, jusque dans les bronchioles encombrées d’autre chose. Et pour le faire ressortir, l’air, elle le pousse doucement, comme un invité bien aimé qu’on doit tout de même mettre dehors, parce qu’il est temps de partir. Mais doucement. Imperceptiblement. Avec la promesse qu’il pourra revenir s’il n’est pas trop insistant. C’est une belle occupation, somme toute. Elle aime la conscience de ce lien entre son corps et le monde. L’air qu’elle prend si délicatement pour en faire son intérieur et qu’elle rejette le plus poliment possible, avec reconnaissance, est son ami. Il entre et sort comme un amant attentionné. Elle le câline. Ils font l’amour comme ça longtemps, concentrés qu’ils sont sur leur affaire à tous les deux. C’est bon. Et c’est toujours ça de pris.

Une nuit, alors qu’elle avait treize ans, Mamie Pauline était sortie de la maison du bord de Seine. Elle était allée dans le jardin. Pieds nus. La lune était pleine et ronde, lumineuse comme jamais, fascinante, presque violente dans son intensité, sa présence, sa manière toute crue de s’imposer aux choses endormies. La lune tenait juste entre les deux grosses branches du grand saule. Comme une perle au creux de deux mains ouvertes. La petite Pauline portait une chemise de nuit blanche, fluorescente dans la clarté de la lune. Pauline devait briller dans la nuit. Elle marchait dans le jardin et salissait ses pieds dans la terre et l’herbe humide. Elle s’était assise entre les racines de l’arbre, des racines grosses comme des cuisses, et elle avait regardé la lune. Longtemps. À s’en faire pleurer les yeux. Elle s’était concentrée sur sa respiration, comme maintenant, avec l’impression de boire la lumière de la lune. De la respirer et de la boire. C’est cette nuit-là que Mamie Pauline avait fait le pacte avec la lune. Depuis, à chaque lune pleine, elle s’est souvenue de sa promesse. À chaque lune montante elle s’y est préparée. Même pendant la guerre. Même pendant l’exode et puis la grande peur. Même après. Justement après. Et depuis, toujours. Même après la perte du premier amant. Même après la mort du premier petit. Même après la mort de ses parents, de sa sœur Charlotte et de son frère. Même après la mort de son homme. Jean. Mon Jean. Même maintenant. Si la lune me voit, se dit-elle à chaque fois, je dois lui montrer. Bien sûr parfois, elle n’y est pas parvenue. Bien sûr parfois, c’est la lune qui n’est pas venue au rendez-vous à cause de la pluie ou du ciel trop épais. Ça lui donnait du répit à Mamie Pauline. Vingt-huit jours pour se refaire.
Mamie Pauline sourit. Parce que c’est la pleine lune dans trois jours. Et qu’elle a son idée. Ça fera bientôt quatre-vingts ans qu’elle a fait cette promesse à la lune, et que, somme toute, elle est parvenue à tenir parole. Avec quelques trébuchements, quelques larmes cachées. Mais en moyenne, Mamie Pauline n’a pas été parjure. Elle se prépare. Elle inspire fort et tousse. Tant pis. Tu vas voir, ma Belle, elle se dit. Cette fois encore j’y arriverai. Tu verras bien, tu verras. Quatre-vingts ans que je me bats et qu’à chaque rendez-vous j’y parviens presque. Cette fois, tu verras, comme je me débrouille encore.
Une larme coule. Les rides de Mamie Pauline font rigole. Et la larme vient se perdre quelque part près de l’oreille. Elle chante un peu dans le coin. Elle chatouille. Une mèche blanche s’humidifie. Mamie Pauline sourit. Elle se concentre pour respirer calmement. Dehors le vent s’est levé. Bientôt quelqu’un viendra lui apporter une soupe légère. Lequel, laquelle ? Surprise. C’est toujours une surprise.

De tous les habitants de la maison, cet été, c’est la femme de son fils Pierre dont Mamie Pauline préfère la présence. Oh ! Non, non. Faut pas croire ! Elle aime les autres, tous les autres tout autant. Ce n’est pas ça. C’est que Soline sait. Mieux que les autres. Soline sait ce que vivre et mourir veulent dire. Soline est une passeuse. Elle glisse entre les mondes. Elle parle les deux langues. Et même les langues d’au-delà encore. Soline entre et sourit bien avant de recevoir le sourire de Mamie Pauline. Elle sourit d’avance. C’est le regard de Soline que Mamie Pauline voudra voir en dernier. Parce qu’elle sait que son âme sera en de bonnes mains. Soline la conduira tranquillement là où elle doit. Mamie Pauline s’émerveille de savoir que son fils, le dernier-né, ait pu rencontrer, aimer et retenir la « Petite ». C’est ainsi qu’elle la nomme. Soline est toute petite et menue, et noire comme les statuettes baoulées de la commode de la chambre. Soline vient de Côte d’Ivoire, de Bassam, la vieille capitale, le port où les artistes ont bâti leurs ateliers aux toits de palmes. Soline est fille de sculpteur. Soline devrait être catholique, mais Soline est d’abord et avant tout animiste. Dieu soit loué ! Mamie Pauline se dit que si son esprit devait s’égarer en chemin, se tromper de route, s’attarder trop longtemps auprès des siens, ce qui n’est jamais bon, Soline saura faire le nécessaire. Parce que Soline est avant tout chamane. Très peu de gens le savent. Mamie Pauline l’a su dès le premier jour. Aussitôt que Soline a franchi la porte de la maison. Non, c’était même avant qu’elle n’entre dans le jardin. À sa manière de regarder par-dessus le portail vers le jardin et vers la maison, Mamie Pauline l’a su. Elle a failli crier de joie. Elle a pensé à son fils Pierre, elle s’est dit : je n’ai plus à m’en faire maintenant, il est à elle, il sera bien. J’en parlerai à la lune. Là, c’est du bon, de l’épatant, de l’incontestable ! C’était il y a vingt-sept ans. Aujourd’hui, dans sa maison, Mamie Pauline a deux magnifiques petits-enfants de vingt-cinq et vingt-deux ans, une fille, Sanah, et un garçon, Vali, métis, couleur caramel, miel ou pain d’épice, couleur soleil couchant, avec des yeux noirs comme des billes d’obsidienne et les cheveux crépus aussi crépus que ceux de leur mère, et le même sourire. Et que son sang, à elle, soit mêlé à celui de la « Petite » chamane, rend Mamie Pauline heureuse comme pas permis. C’est tellement juste, ainsi.
Oh ! Bien sûr, si l’une de ses trois filles devait passer la porte avec le petit plateau et le bol fumant, Mamie Pauline serait bien heureuse aussi. De toute façon, elle ne va pas mourir aujourd’hui. Il lui reste un peu de temps. Ils veulent qu’elle mange. Elle a dit de la soupe. Plus que de la soupe. Ça hydrate un peu et pour tenir de temps qu’il faut, quelques cuillerées de soupe claire sont tout ce qu’il faut.

2.

C’est Lou qui est venue avec la soupe. Lou, la troisième fille de Mamie Pauline. Lou a les yeux un peu rouges. Ma Loulou. Elle porte la cuiller aux lèvres de sa mère et sa main tremble un peu. Ma Loulou. Le sourire de Mamie Pauline ne suffit pas. Alors Mamie Pauline a soulevé une main de la dentelle de l’édredon, et doucement elle caresse la joue de sa fille. Et Lou repose le bol sur le petit plateau et pleure. Contre l’épaule de sa vieille mère qui retient son souffle, elle pleure. Dans son cou fripé qui sent le savon à la vanille.
Mamie Pauline se souvient de la naissance de Lou. C’était un très beau jour. Digne du pacte avec la lune. D’ailleurs c’était un matin de pleine lune suivie d’un grand soleil tout jaune. Mamie Pauline avait fait son bébé toute seule, avec Jean pour lui tenir la main, lui éponger le front et lui appuyer sur le ventre pour faire sortir l’enfant. Le médecin était venu plus tard. Mamie Pauline avait sorti elle-même l’enfant d’entre ses jambes. Elle lui avait dégagé la tête sur la dernière poussée. Et quand la tête avait été sortie, elle avait attrapé une épaule et le reste du corps avait glissé hors d’elle. Alors elle avait soulevé l’enfant en le tenant sous les bras, elle l’avait d’abord regardé. C’est une fille. Jean avait dit : on recommencera pour le garçon. Elle avait répondu : on fera un quatrième enfant si tu veux, mais pas pour faire un garçon. Pour faire un enfant, c’est tout. Fille ou garçon, on s’en fout. Et puis, elle avait posé la petite Lou, puisque Lou il y avait, sur son ventre. Sans s’occuper du cordon. C’est le médecin qui l’avait coupé à son arrivée. En attendant, le bébé avait rampé doucement mais sûrement, jusqu’au sein gauche de Pauline. Il avait soulevé plusieurs fois sa tête branlante au-dessus du sein, bouche ouverte, et avait fini par tomber pile poil sur le téton. Il avait aspiré le sein avec une force inattendue. Réjouissante. Jean et Pauline avaient beaucoup ri, doucement pour ne pas déconcentrer le petit mammifère affairé. Lou avait soudain ouvert les yeux en grand, toujours en tétant. Alors Mamie Pauline avait dit : Bonjour Petit Bonheur. Depuis, c’est comme ça qu’elle appelle sa petite Loulou. « Petit Bonheur » ou « Petit Soleil ». C’est pareil. Même maintenant. Bientôt Lou aura soixante ans. Déjà ! C’est passé à la vitesse de l’éclair. Et maintenant Lou pleure dans le giron de sa mère. Les seins de Mamie Pauline sont tout secs. Mais la peau de Mamie Pauline est toujours aussi douce, même vieillie, même ridée, elle est douce comme la soie. Comme un tissu de soie qu’on aurait fripé en le serrant trop longtemps dans la paume de la main. Le tissu serait tout chiffonné, mais il serait toujours aussi doux. C’est ça. La peau de Mamie Pauline s’est de la soie chiffonnée. Alors pour pleurer c’est l’idéal, en fait.
Loulou. Ma Loulou. Tu ressembles à ta grand-mère Henriette et à ta tante Charlotte. Belles comme les fruits du pêcher. Nourries au soleil et à la rosée des matins. Amoureuse de la vie. De tout ce qui fait vie. Vibrations des arbres. Coulées de sève et d’eau douce. J’ai été gourmande moi-même. Moins que vous trois. Moins que ma mère. Moins que ma sœur qui a hérité de ma mère l’appétit de toutes choses. Moi, j’ai hérité de sa liberté… Mais n’en ai soufflé mot à personne. La liberté c’est l’affaire de chacun. De chacune. J’espère ma chérie que tu as su profiter de cette vie donnée en héritage et de la liberté qu’elle nécessite. J’espère que tu as su manger, goûter, déguster, partager, aimer et jouir. De tout, ma petite, de tout.
Lou regarde sa mère, avec de grands yeux. Elle dévore les yeux de sa mère avec ses yeux. Mamie Pauline a pris les joues de sa fille entre ses mains si vieilles qu’elles ne font même plus vraies. Es-tu heureuse mon enfant ? demande Mamie Pauline. Le regard de Lou se trouble. Les larmes peut-être.
Sans parler de ça, bien sûr, es-tu heureuse dans ta vie à toi, ma Loulou ?
Le regard de Lou brille alors. Oui. Dans sa vie à elle, Lou est heureuse.
De quoi ? Raconte.
« Des matins, de la pluie si elle tombe, de la brume quand le soleil l’éclaire de grands rayons dorés, de l’haleine des bêtes qui fait un nuage devant leurs naseaux, de la rosée qui perle d’argent toute la prairie, de l’impatience des chevaux de ma fille Aline quand elle ouvre les volets, du bruit du bol de lait chaud sur la table de bois. »
De quoi encore ?
« Du gâteau quand je le sors du four, ou du rôti quand la graisse crépite encore dans le plat, des fromages de brebis d’Yvonnic quand je le retrouve dans la fraîcheur de la laiterie. »
Et encore, ma petite ? Est-ce que je t’ai dit que tu étais aussi poète que ta sœur Anne, davantage peut-être ?
Non, Lou ne s’en souvient pas. Elle n’écrit pas, ou presque pas. Mais elle dit. Elle sait dire.
Alors ma Lou, si tu as les mots, dis-moi encore de quoi es-tu heureuse ?
« Des après-midi dans le bourdonnement des mouches et des abeilles près du seringa, de l’ennui quand il devient dense et palpable entre les murs de la ferme, des hommes quand ils rentrent pour aven , que j’ai préparé le café, mis le pain, le beurre, les confitures et le pâté sur la table, qu’ils sentent fort la sueur, et qu’ils sourient à pleines dents, comme pour me manger moi. »
Oui, c’est ça, ma fille, continue.
« Du front, du cou, des épaules d’Yvonnic quand il travaille et ne me regarde pas. »
Continue.
« De ses fesses et de ses cuisses quand il marche dans la cour. »
Et ?
« De ses bras, de sa poitrine et de ses mains quand il me serre contre lui. »
Il te serre encore souvent ?
« Oui maman. Trop parfois. »
Trop ?
« Non pas tant. »
Et sa bouche ?
« Quoi sa bouche ? »
Es-tu heureuse de sa bouche ?
« Maman ! »
Réponds-moi, es-tu heureuse de sa bouche ?
« Oui. De ses lèvres et de ses dents. Et de sa langue. »
Dieu merci !
« Qu’est-ce que tu dis ? »
Je dis : Dieu merci. Continue. D’autres choses encore, raconte. N’y a-t-il pas son… ?
« Mais maman ! »
Es-tu heureuse de son… ?
« Je crois que oui. »
Tu crois ou tu en es sûre ?
« J’en suis sûre. »
Très ?
« Quoi très ? »
Très heureuse ?
« Encore assez oui. »
C’est bien, continue, parle-moi encore. De quoi es-tu heureuse encore, ma fille ?
« De la nuit. »
Laquelle ?
« Toutes. Celle de la pleine lune. »
Mamie Pauline sourit aux anges. Lou ferme les yeux et raconte encore.
« Celles de la lune noire et des quartiers de lune. Celles des tempêtes et des orages. »
Mamie Pauline voudrait rire, mais elle ne veut pas tousser trop fort de peur de faire taire son enfant qui soudain s’inquièterait et perdrait son fil. Alors Mamie Pauline ne rit qu’avec les yeux. Cette femme-là, assise sur son lit, penchée sur elle pour lui parler du bonheur, est sa fille. La petite Lou née un matin de pleine lune. La petite fille d’Henriette. Et Mamie Pauline en est fière. Tellement fière. Elle écoute encore. Lou parle de l’odeur de la nuit, du froid des nuits froides, de la chaleur des nuits chaudes, du souffle des nuits, de la présence des choses, des bêtes et des gens la nuit.
Mamie Pauline se dit que Lou a bien de la chance d’avoir su rester à la campagne, d’être restée sa vie durant en lien avec cette vie-là qui fait les bonheurs simples pour qui sait sentir, toucher, regarder, écouter et goûter. Surtout goûter, parce que tout se goûte, même par les yeux, la peau, et le calme des jours.

Mamie Pauline se souvient des matins en bord de Seine, quand son père la levait si tôt que la lumière même n’existait pas encore, confondue au noir de la nuit et au gris de la brume. Alors ils allaient jusqu’au ponton où s’attachait la barque qui ballotait sur l’eau invisible et son clapotis mou. L’odeur de la Seine occupait tout l’espace et toute la bouche. Au toucher, son père tirait sur la corde, approchait la barque qui venait cogner sourdement contre le bois des planches du ponton. Charles. Son papa s’appelait Charles. Charles sautait souplement dans le bateau et sa voix guidait l’enfant qui, à son tour, trouvait les bords, le plancher et l’ondulation de la barque. Vêtue comme un garçon avec les pantalons courts et la veste de son frère, Pauline s’assoyait librement sur son bout de banc, les mains accrochées aux plats-bords. Alors, ils faisaient silence. Et Pauline buvait la nuit qui doucement se dissipait. Elle respirait l’air humide et frais, le petit vent qui venait de l’eau, les odeurs vertes et sombres des berges et des arbres penchés. Elle sentait la puissance de l’eau sous elle, épaisse, lourde, animale, animée d’une volonté à la fois dangereuse et rassurante. La barque avait une odeur de bois pourri et de goudron. « Goûte. » disait la voix de son père. « Goûte, ma fille. Ne laisse rien perdre. » Ils attendaient ainsi jusqu’à ce leurs yeux perçoivent enfin les premières lueurs sur l’eau et Charles prenait les rames. Pauline fermait les yeux, laissant son corps porté par la barque et la force des bras de son père. Il y avait le mouvement régulier de la barque sur l’eau : glissade, accélération, suspension, léger recul, glissade… Et le ballottement. La brume et le vent déposaient la rosée sur son visage et ses cheveux. Même ses vêtements étaient trempés. Elle ouvrait parfois les yeux et à chaque fois la lumière était plus forte. Ils remontaient ainsi le courant vers le soleil levant. Ils partaient à la rencontre du soleil. D’abord les lumières étaient blanches, presque vertes, puis roses, et soudain orange, presque rouges, puis tout devenait roux et doré, la Seine était une rivière de miel. Et Pauline goûtait tout. Tout. C’est seulement quand le soleil faisait une jolie couleur jaune paille qu’ils s’en retournaient. La barque rentrait doucement avec le courant, guidée légèrement par les rames du père. Les jambes froides et engourdies, Pauline remontait sur le ponton. Elle frissonnait. « Cours, ma fille ! » disait Charles. Et Pauline courait, passait le portillon du jardin, traversait l’allée entre les arbres fruitiers, rejoignait le saule, son arbre, posait une main rapide sur son écorce et courait encore, jusqu’à la porte de la véranda, et courait toujours jusqu’à la cuisine où l’attendait la bonne et le bol de lait fumant. Souvent, sa maman Henriette, était là, dans la cuisine, parfois avec ses deux autres enfants assis autour de la lourde table, dans la chaleur de la cuisinière. Maman avait préparé de belles tartines de pain beurrées que Pauline dévorait, emplissant enfin sa bouche de tout ce qu’elle avait goûté depuis le petit matin. « Jeudi, ce sera mon tour. » annonçait Henri-Emmanuel. « Et dimanche, le mien. » ajoutait calmement Charlotte. C’était chacun son tour. Chacun son tour allait chercher le soleil sur le fil de la Seine, avec la barque du père.
[…]

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