Légendes de Cussangy, publiées par Christophe Chomant Éditeur, septembre 2020.
Un village entre Champagne et Bourgogne
Des légendes inventées, sur fond d’Histoire, de traces archéologiques et de mythologies. Un village maternel qui dit l’amour filial et réinvente les origines. Sept histoires qui racontent sept personnages, sept épopées, sept époques de l’antiquité à nos jours, sept chemins où se mêlent nature, épicurisme et humanisme, magie et croyances, parcours initiatique et quête d’identité. Un recueil qui replace l’homme, élément du monde, au milieu du monde, à l’écoute de l’âme du monde.
Extrait
Cussinius se pencha au-dessus de l’eau et prononça le nom. La Rivière-sans-nom entra en ébullition, parut vouloir sortit de son lit, elle gronda sourdement un instant, puis se calma et reprit son cours comme apaisée.
– L’eau est plus claire qu’auparavant, fit remarquer un sylphe.
– C’est qu’elle a adopté son nom, dit le vieux sylphe. Tu peux aller en paix, maintenant, humain. Tu ne crains plus rien. Tu peux remonter vers la source du Landion et trouver ce que tu es venu chercher si loin de chez toi…
Un spectacle
En août 2021, au Festival de Cussangy. En l’église Saint Léger. Avec Michel Devillers à la viole de gambe, une lecture par l’auteure de quatre légendes. Puis en tournée en Bretagne (lycées, théâtres et chez l’habitant).
Préface
Ces légendes ont d’abord été écrites pour être dites en musique, en l’église Saint-Léger de Cussangy, les textes devant être accompagnés et « réinventés » par la viole de gambe[1].
Cussangy[2], dans l’Aube en Champagne, est le village de mes grands-parents maternels, de ma mère qui y a grandi, mais aussi de mon père qui en a été le maire[3]. C’est le village où je me suis mariée et où j’ai fait baptiser deux de mes filles.
Mes grands-parents étaient des orphelins sans racines et j’ai souhaité ainsi enraciner ma famille par les branches, même si la vie m’a faite bretonne par mon mari et par les choix de mes enfants. L’absence d’ancêtres est aussi une chance, elle confère une grande liberté d’être et de devenir. On peut inventer sa propre origine et donc sa propre identité.
La mienne est marquée par la culture celtique (la Bretagne en garde la vive mémoire, mais la région de Cussangy en est un berceau) et par le paganisme, proche de la nature, de la forêt et des rivières.
Il se trouve que le village de Cussangy est au cœur de cet essentiel. Le Landion, rivière voisine de l’Armance affluent de l’Yonne, traverse son finage. De nombreuses sources, petits rus, mares et lavoirs mouillent son territoire. Sa forêt qui touche au nord à l’immense massif forestier du Chaourçois aux marches de la Forêt d’Orient et à l’ouest à la Forêt d’Othe, est encore dense et giboyeuse. Autrefois, elle était si riche en cervidés et en sangliers, qu’elle faisait vivre hommes, loups et ours grassement.
Je suis historienne par mes études, plus par amour des histoires que par souci d’érudition. Et Cussangy est chargé d’Histoire : marqué par la présence d’abord celte et gauloise, puis romaine, finalement franque ; par les rivalités entre les comtes de Champagne, les ducs de Bourgogne et les rois de France ; par l’essor économique et religieux de la région au Moyen-âge, avec les Foires de Champagne à Troyes, les lieux de pèlerinages ou de départs en Croisades comme Vézelay en Morvan, les centres intellectuels comme l’Abbaye de Cluny en Bourgogne et l’art champenois, du roman au gothique flamboyant, des bâtisseurs de cathédrales ; par l’élan de la Renaissance avec les Maîtres Verriers de Troyes et les poètes de la Pléiade, inventeurs de la langue française, tel Amadis Jamyn, chaourçois et ami de Ronsard ; par la culture du vin, le cépage des Riceys à vingt kilomètres à l’est fait le Champagne, celui de Chablis à trente kilomètres au sud fait le Bourgogne. Rapidement christianisée, la région de Cussangy s’est aussi très tôt déchristianisée avec, au 19ème siècle, l’avènement de la révolution industrielle, de l’industrie textile florissante à Troyes et dans l’Aube et avec l’exode rural qui en est le pendant, perturbant tous les repères d’une société paysanne longtemps traditionnelle.
Ces légendes sont des inventions. Elles puisent leur inspiration à toutes ces sources. Une légende, aussi merveilleuse, magique ou fantastique soit-elle, est toujours attachée à un lieu précis, à un personnage réel ou à un fait historique connu. En général, elle est née il y a longtemps, elle s’est maintenue dans sa forme primitive ou protéiforme dans la mémoire et elle se raconte comme un héritage de l’identité d’un groupe humain. Inventer des légendes c’est réinventer de l’humain justement, c’est faire feu de tout bois pour rallumer la flamme, c’est redonner une âme à ce qui a été oublié. C’est un art de l’alchimie qui transmute le vil métal en or noble. C’est un jeu, mais c’est aussi un don. Un don que je veux faire d’abord à mes parents, mais aussi à la communauté cussangeoise et à ses environs, et bien sûr, à tous les amoureux de mémoire, de merveilleux et de mythologie.
Inventer des légendes c’est d’abord s’appuyer sur de l’histoire réelle, comme on s’appuie sur les piliers d’un pont pour poser une arche. Le fait historique, le lieu précis ou encore le personnage réel sont la trame d’un tissu, à travers lequel on va passer pour combler les trous de la mémoire.
Quand la maille est lâche, une grande liberté nous est donnée. Par exemple, pour la légende de Cussinius, propriétaire romain qui donna son nom au village, on ne sait rien d’autre que son patronyme, vaguement son époque et l’existence d’une voie romaine. Le champ est alors largement ouvert à l’imagination. De même, pour la légende de Bertille, il suffit de connaître l’existence d’un sanctuaire à répit[4] pour libérer l’imaginaire enrichi par le spectre mythique de la Grande Peste. Pareillement pour la dernière légende en forme de clin d’œil qui ne s’appuie que sur une anecdote cueillie dans un compte-rendu de conseil municipal[5].
En revanche, pour des légendes comme celle d’Ammatas, de la Reine Sylvaine ou de Jacques, il ne faut pas trop s’éloigner d’une réalité plus contraignante, de l’histoire même des lieux et des gens : les lavoirs, les sources, les villages alentours, la chapelle, les statues, leurs destructions et les hommages rendus. De même qu’il ne faut perdre de vue ni les faits historiques indubitables et inaltérables ni les véritables mythes, mythologies et contes qui traversent nos inconscients collectifs, comme des traces dans notre ADN.
Pour la légende de Sibylle, je dois dire que la trame du tissu était très serrée. Entre les mailles peu de place. Alors c’est comme passer des fruits écrasés au tamis : le jus est concentré, les parfums sublimés. C’est un travail d’orfèvrerie ou de broderie. La liberté se trouve dans la contrainte. Ici, celle de justifier les trois plus belles verrières de l’église d’Ervy-le-Chatel[6], sans lâcher leur histoire, leur origine, les recherches et études savantes qui s’y rattachent et le contexte historique et culturel de l’époque. Le jeu était serré, la partie était belle.
Dans ce recueil de légendes inventées, on retrouve donc inévitablement une mémoire et une histoire collective et vérifiable que j’ai pris soin de rappeler dans les notes de bas de page. Je conseille de ne lire ces notes qu’en seconde lecture. Il est, en effet, préférable de profiter pleinement du spectacle, avant de découvrir les coulisses d’une création. Ce second plaisir est d’une autre nature, qui prolongera, j’espère, le premier.
Dans mes légendes, j’évoque aussi bien sûr mon propre engouement pour la nature et nos liens ancestraux avec elle, pour la figure féminine, sa puissance et sa liberté, pour le fantastique et le mythologique, et pour une certaine vision du monde empreinte d’épicurisme, de quête de soi, d’altruisme et d’humanisme.
Quand vous aurez tourné la page, le partage commencera.
Sandrine Le Mével
Hussenet
[1] La viole de gambe de Michel Devillers (né à Amboise en 1945) saxophoniste, violiste, compositeur, improvisateur Il aime la musique baroque, le jazz et les musiques celtiques… Il vit actuellement en Bretagne.
[2] Cussangy, commune de l’Aube, Grand-Est, à 36km au sud de Troyes, dans le Chaourçois. Commune de 220 habitants (de 725 en 1800).
[3] André Hussenet, maire de Cussangy de 1995 à 2012.
[4] Sanctuaire à répit : Endroit où l’on vient faire baptiser un enfant mort en bas âge. Moins d’une centaine de ces lieux sacrés sont répertoriés en France. Cussangy en possédait un : la chapelle de Notre-Dame du buisson et sa fontaine.
[5] Compte-rendu de 1956.
[6] Verrières datées du début du XVIe siècle.