Un village. Un canal entre deux écluses. Un château. Le silence. Depuis mille ans. Soudain une rumeur nouvelle.
Est-ce l’eau qui murmure entre les murs ? Qui court dans la ruelle vide ? Un enfant ? Ça suinte entre les pierres, ça coule, quelque chose a filtré. Qui a parlé ? Les animaux ?
La Simplette a rodé au cimetière. Solitaire le sait. L’Éclusier n’écluse plus. La Petite Vieille ne dit pas tout. Le Colporteur colporte. La Cafetière a cafté. Même la Bibliothécaire ne sait plus se taire. L’Étranger fait ses commentaires. Le garde champêtre en perd la tête. Et le Comte ? Chut ! Quel est ce cri ? Qui est dans l’arbre ? Qui est donc la mystérieuse Femme de l’Éclusier ? Et qui pourra retenir les eaux qui parlent ?
Spectacle déambulatoire créé dans le cadre du millénaire de Josselin, avec la collaboration de l’ADEC56, avec 15 comédiens amateurs, sous la direction de Silvano Voltolina. Première : 14 juin 2008, rues, places et canal de Josselin.
EXTRAITS
Personnages :
Le Solitaire
L’Enfant ( frère de Marie)
L’Étranger
La Bibliothécaire
Le Colporteur (complice du Chat)
L’Éclusier
La Femme de l’Éclusier (l’Eau)
La Vieille (maîtresse de la Poule)
La Cafetière
Simplette (fille de la Cafetière)
Le Garde Champêtre
Marie (fille de la sorcière)
Le Comte
Les Animaux (La Poule, Les Taupes)
Les autres Enfants
Le ChœurACTE PREMIER (Extraits)
[…]
III
Première Scène de MénageL’Éclusier. Rentre !
La Femme de l’Éclusier. J’ai nettoyé devant la porte.
L’Éclusier. Rentre !
La Femme de l’Éclusier. Lavé les assiettes.
L’Éclusier. Rentre là-dedans !
La Femme de l’Éclusier. Je ne peux pas.
L’Éclusier. Essaie !
La Femme de l’Éclusier. Lessivé les sols, pierre après pierre.
L’Éclusier. Dans le seau. Rentre !
Il lui montre le seau.
La Femme de l’Éclusier. Je ne sais plus.
L’Éclusier. Essaie encore. T’as pas bien essayé.
Elle soupire. Puis va essayer.[…]
V
Le cimetière videL’Étranger. Le cimetière est vide.
Je veux dire : le cimetière se vide.
Les tombes se vident.
« Concessions expirées ». C’est écrit par la mairie. Sur des écriteaux.
Le cimetière se vide et sur les croix il y des petits écriteaux publicitaires : à vendre, pas cher.
C’est le cimetière le plus vide que je connaisse. Rempli de tombes vides. De tombes mortes. Expirées. Abandonnées. Pas chères.
Tu visites les tombes abandonnées par les morts et par les vivants.
Les morts ont disparu et les vivants sont morts.
Et le cimetière se vide.VI
Le nombre des mortsLe Colporteur. Il y a plus de morts que de vivants par ici.
Le Chœur. Poussières tu redeviendras poussière.
Le Colporteur. Il y a plus de morts que de vivants par ici.
Le Chœur. Poussière tu retourneras à la terre.
Le Colporteur. Depuis mille ans ça fait plus de morts que de vivants par ici.
Le Chœur. Ça fait beaucoup de poussière.
Le Solitaire. De quelque côté que tu marches tu grimpes.
Le Colporteur. C’est toute la poussière des morts accumulée depuis mille ans par ici.
Le Chœur. Ça fait beaucoup de terre.
Le Solitaire. Plus le temps passe plus tu grimpes.
Le Colporteur. Toute la poussière des morts accumulée depuis mille ans ça fait colline par ici.
Le Chœur. Exact.
[…]
VIII
Des Taupes et des poussièresL’Enfant. Ça veut dire quoi expirer ?
La Bibliothécaire. Ça veut dire mourir.
L’Enfant. Une tombe ça meurt?
La Bibliothécaire. Ça ne meurt pas.
Le Garde Champêtre. C’est le mort qui expire.
L’Enfant. Et la tombe ?
La Bibliothécaire. C’est la concession qui est expirée.
L’Enfant. Les morts expirent deux fois ?
Le Garde Champêtre. C’est ça.
La Bibliothécaire. Une première fois quand tu es vivant. Une deuxième fois quand tu es squelette.
L’Enfant. Ça a deux vies un mort ?
Le Garde Champêtre. Pareil.
L’Enfant. Que devient le squelette la deuxième fois qu’il est mort ?
Le Garde Champêtre. Poussière.
Simplette. Faux. C’est les taupes.
L’Enfant. Les taupes ?
Simplette. Qui creusent.
La Bibliothécaire. Des galeries.
Simplette. C’est la poule qui l’a dit.
Le Garde Champêtre. C’est une légende.
Simplette. Les taupes creusent des galeries pour les morts qui expirent deux fois.
La Bibliothécaire. Elles les conduisent à travers la colline.
Simplette. Ça explique les concessions vides.
La Bibliothécaire. La colline mange les morts deux fois.
Le Garde Champêtre. Le squelette redevient poussière. Qui se mêle à la terre. Les morts deviennent colline.
Simplette. Les morts disparaissent dans la colline.
La Bibliothécaire. Qui grossit.
Le Garde Champêtre. A cause de la poussière.
Simplette. A cause des taupes.
La Bibliothécaire. Des galeries qui digèrent.
Le Garde Champêtre. La poussière.
Simplette. Boyaux et tuyauteries.
L’Enfant. J’ai tout compris.
[…]
X
La Femme de l’éclusierLa Vieille. Tu files, ma fille, tu tricotes, petiote.
La Femme de l’Éclusier. J’ai filé la laine.
La Vieille. Ton mari t’a don’ laissée sortir ?
La Femme de l’Éclusier. J’ai filé la laine, je tricote pour l’éclusier, mon mari.
La Vieille. Tu viens, tu vas, comme ça le long des berges. Qu’est-ce que tu fricotes, ma cocotte ?
La Femme de l’Éclusier. Je tricote une cotte pour l’éclusier.
La Vieille. On m’ l’a fait pas à moi. C’est des sornettes, ma nénette. Je vois bien, moi, que ton pas s’allonge. Que tu trottes plus pareil. Tu te languis. C’est ça ? L’écluse, le lavoir, la fontaine. Tu tournes en rond. Ça te suffit plus.
La Femme de l’Éclusier. C’est pour l’hiver. Pour qu’il ait chaud, mon éclusier.
La Vieille. J’suis pas idiote. Tu dis qu’un peu. Mais moi j’vois clair dans tout ton jeu. T’en as ma claque. La vieille sorcière s’est noyée. Y en reste plus qu’une. Et pas bien grosse. Tu fais des vagues. Et si elle prend pas garde, tu vas filée avant qui soit long feu.
La Femme de l’Éclusier. Mon mari va rentrer du café.
La Vieille. C’est ça. Tu dis qu’un peu. Clair comme l’eau de roche qu’on pourrait dire. Mais toi, t’es toute opaque.
La Femme de l’Éclusier se passe la main sur le front.
La Vieille. Tu transpires. C’est ton mari qui devrait s’méfier. I’ s’méfie pas. Ça va jaser. Et si ça jase, ça f’ra du bruit. C’est moi qui te l’dis.
La Femme de l’Éclusier s’essuie le front avec un linge.
La Vieille. J’ t’ai entendu chanter, ma belle. Et j’connais la chanson. Ça fait murmure. Et j’dis pas tout. On pourrait dire. Ça f’rait du bruit. C’est moi qui te l’dis.
[…]
XII
Le Village videL’Étranger. Il n’y a personne. Personne.
Personne. Pas un homme.
Beaucoup de silence et des pierres.
Personne. Pas un chat.Dans les rues, tu marches.
Tu croises personne.
L’ombre d’un petit vieux. D’une petite vieille. Par-ci par-là.
De loin. Qui rasent les murs.
Tu croises personne.
Même pas un chat.Si. Un chat.
Un seul chat.
Roux.
Assis sur une voiture.
Il m’a regardé.
Longtemps.
M’a fait un signe.
« Retourne-toi. »
Il m’a semblé.
Il a dit. J’ai cru entendre : « Retourne-toi. »
Je me suis retourné. Sur la maison. Contre le mur. J’ai lu :
« Maurice. 1819-1882. 1882-1956. »
Je me suis sauvé.
Tu lis un truc comme ça. Tu te sauves.
Je me suis sauvé.Il n’y avait personne. Personne.
Personne. Pas un homme.
Beaucoup de silence et des pierres.
Personne. Pas un enfant.Si.
Un enfant.
Un seul.
Qui courait lui aussi.
Je ne l’ai pas revu.[…]
XIV
La gardeLe Garde champêtre passe armé de son fusil.
Il cherche quelqu’un.
Ne trouve pas.
Passe son chemin[…]
XVI
Le dit de la VieilleLa Vieille. On dit pas tout.
L’Enfant. Tu dis tu dis.
La Vieille. C’est que je pourrais dire.
L’Enfant. Vas-y.
La Vieille. On pourrait dire. Ça f’rait du bruit. C’est moi qui te l’ dis.
L’Enfant. Vas-y. Dis-le
La Vieille. Faudrait pas long.
L’Enfant. Commence.
La Vieille. Y a l’eau qui bouge.
L’Enfant. L’eau ?
La Vieille. Y a l’eau qui bouge. Un éclusier ça fait pas tout.
L’Enfant. Exemple ?
La Vieille. Dans c’te fontaine.
L’Enfant. Celle de la Vierge ?
La Vieille. Celui qui pisse dedans.
L’Enfant. Qui pisse dedans ?
La Vieille. Il tombe aveugle.
L’Enfant. Aveugle ?
La Vieille. Les aboyeuses pareil.
L’Enfant. Aboyeuses ?
La Vieille. Dans la fontaine pareil.
L’Enfant. Dans la fontaine ?
La Vieille. Et j’ dis pas tout. On pourrait dire.
L’Enfant. Dis encore.
La Vieille. Sur le chemin rouge, côté lavoir, faut voir comment.
L’Enfant. Comment ?
La Vieille. Qu’elles portent le drap.
L’Enfant. Quel drap ?
La Vieille. Le drap mouillé pour les morts.
L’Enfant. Un linceul ?
La Vieille. Quand tu l’roules elles t’attrapent.
L’Enfant. Quand tu l’essores ?
La Vieille. J’ les ai vue comme j’ te vois.
L’Enfant. T’as vu ?
La Vieille. Tenir un coin du drap.
L’Enfant. Un coin du drap ?
La Vieille. Chacune un coin du drap au-dessus de leur tête le long du canal.
L’Enfant. Parle encore la Vieille.
La Vieille. La femme de l’éclusier.
L’Enfant. La femme de l’éclusier ?
La Vieille. La femme de l’éclusier. Vers où qu’elle r’garde.
L’Enfant. Elle regarde ?
La Vieille. La maison. La vieille maison du pont.
L’Enfant. Du père Maurice.
La Vieille. Celle-là même. C’est vers-là qu’elle r’garde.
L’Enfant. La maison du père Maurice ?
La Vieille. La cuisine au père Maurice.
L’Enfant. Sa cuisine ?
La Vieille. Dans sa cuisine. Tu sais pas c’qui cuisent.
L’Enfant. C’qui cuisent ?
La Vieille. C’qui cuisent dans la cuisine au père Maurice.
L’Enfant. Dis-le.
La Vieille. Elle sait. C’est elle qui sait. C’est bien pour ça. On dit pas tout. On pourrait dire. Ça f’rait du bruit. C’est moi qui te l’dis.
L’Enfant. Qui ?
La Vieille. La femme de l’éclusier. C’est bien pour ça qu’elle regarde. Elle sait. Depuis le début elle sait et elle se tait. Mais y a pas qu’elle. C’est que j’pourrais dire. Ça f’rait du bruit. C’est moi qui te l’dis.
L’Enfant. Qu’est-ce qu’elle sait, grand-mère ?
La Vieille. Combien d’enfants qu’t’as vu ici, dis-moi.
L’Enfant. Des enfants ?
La Vieille. On dit pas tout. On pourrait dire. Ça f’rait du bruit. C’est moi qui te l’ dis.
L’Enfant. Dis-le moi.
La Vieille. A c’heure c’est plus l’heure petit.
L’Enfant. Grand-mère ?
La Vieille. Va te cacher !
L’Enfant sort.
La Vieille. Et ferme ta gueule petit ! ça vaudra mieux. C’est moi qui te l’dis.
(En sortant) On dit pas tout. On pourrait dire. Ça f’rait du bruit. C’est moi qui vous l’ dis.XVII
Deuxième Scène de MénageL’Éclusier. T’es toute en nage.
La Femme de l’Éclusier. Passée à la fontaine.
L’Éclusier. T’es toute trempée.
La Femme de l’Éclusier. Passée par le lavoir.
L’Éclusier. T’as mis de la flotte partout.
La Femme de l’Éclusier. Mon homme sois sage.
L’Éclusier. Je veux que tu restes là. Je ne veux pas que tu sortes. Tu comprends ça. Reste là !
La Femme de l’Éclusier. Je suis gentille. Je m’occupe de toi, de ton repas, de ta lessive. J’ai filé la laine. Ramassé les feuilles. Ranger les fagots. Chauffé ta soupe.
L’Éclusier. Et dans mes bras, tu restes pas.
La Femme de l’Éclusier. Je suis gentille. Je te regarde. Je t’écoute. Quand tu es fatigué, je te nettoie.
L’Éclusier. Tu me fatigues. C’est toi qui me fatigues. T’avais promis.
La Femme de l’Éclusier. Je suis gentille. Regarde, je te tiens la main.
L’Éclusier. T’avais promis.
La Femme de l’Éclusier. Sois sage, mon homme.
L’Éclusier. J’ai peur que tu débordes.
XVIII
Le bord de l’eauL’Étranger. Au bord de l’eau, la vie clapote. Contre les berges.
Dans l’eau tu vois le reflet du château.
Tu te promènes au bord de l’eau et tu vois deux châteaux.
Un dessus. Un dessous.
Lequel est le moins vrai ?
Rien n’est très sûr. Parfois t’hésites.
Lequel tremblote ? Lequel respire ?
Et de là-haut, quelqu’un te regarde-t-il ?
Ou est-ce plutôt du fond de l’eau ?
Il y a deux châteaux. Il y a deux Comtes.
Un du dehors. Un du fond de l’eau.
Les gens te parlent de morts et de vivants. Des deux côtés de la même pièce d’argent. Les gens de parlent de pile ou face.
Les gens te parlent de mort-vivant.
D’éternité. De millénaire. De sang versé et d’innocents.
Toi tu rigoles. C’est rigolo.
Mais sur le pont, quand tu te penches, que tu regardes l’eau, tu sens bien, toi, qu’elle ne coule pas comme il faut.XIX
Je saisLe Colporteur entre en courant.
Le Colporteur. Je sais. Je sais.
Les enfants.
Pourquoi ils disparaissent.
Je sais.Le Garde Champêtre. C’est à ce moment-là. Précisément à ce moment-là qu’il faut savoir se taire.
Le Colporteur. Que je me terre. Me tairai pas.
Le Garde Champêtre. Pour qu’on t’enterre. Tête de bois. Caboche.
Le Colporteur. Je sais. Je sais.
Dans la maison à Maurice.
Un poêle par pièce.
« Perfector ».
Et des gants Mapa.
Pour les traces.
Des jouets d’enfants.
Poussiéreux. En rang serrés sur les étagères bien alignés.Le Garde Champêtre. Ça délire grave dans ta caboche. Tête de pioche.
Le Colporteur. Me tairai pas. Jusqu’à c’qu’on m’enterre.
Me tairai pas. Y a rien à faire.
Je sais pourquoi les enfants disparaissent.
Je sais.
Dans les poêles à bois.Le Chœur. Poussière tu redeviendras poussière.
Le Garde Champêtre. Cendre ou poussière la belle affaire.
Le Colporteur. Je sais. Je sais. Je sais. Je sais.
[…]