La Professeure

Paru chez Christophe Chomant Éditeur, novembre 2009.

Deux professeures de lettres, l’une expérimentée, l’autre stagiaire, s’attardent dans une salle cependant que le lycée est désert.

Elles discutent pédagogie et didactique, poésie et théâtre, transmission et transgression. Soudain, Renald, ancien élève, rebelle, violent et sensible, surgit du passé.

Qu’est-ce qu’être professeure ? Quelle est la place de l’humain dans la transmission du savoir ? Laziza, la jeune enseignante, kabyle et mère célibataire, parviendra-t-elle à faire siennes les idées novatrices de sa tutrice ? Et à quel prix ? Madame, la professeure chevronnée, saura-t-elle maîtriser les conséquences réelles de ses paroles ?

Ce soir, Renald brûlera-t-il le lycée ?

Texte créé le 17 novembre 2009 au Lycée Ampère de Josselin (56) par la troupe de La Forge Campin. Avec Manon Chartrand (comédienne québecquoise) : Madame ; Catherine Nayl-Golvet : Laziza ; Romain Carrée : Renald. Mise en scène : Sandrine Le Mével Hussenet

La Compagnie des Compères (495)_2_2

EXTRAITS

Personnages
Madame
Laziza
Renald

Une salle de classe.
La porte est au centre, au fond de la scène. Les fenêtres sont apparemment côté public.

Scène 1

Madame. Quand tu veux leur enseigner la poésie, ne leur enseigne pas la poésie.

Laziza. Je comprends quoi là ?

Madame. La poésie ne s’enseigne pas. L’école n’est pas assez poétique pour ça. Regarde : un cube, la classe ; des carrés, les tables, le tableau ; rectangles la porte, les fenêtres ; même la cour, les copies… Immuable le calendrier, les heures et le temps séquencé. Prévisibles l’emploi du temps, les révisions, l’évaluation, la progression.

Laziza. J’aime l’école.

Madame. C’est pour ça qu’on est là

Laziza. La poésie est dans les programmes.

Madame. Justement. C’est le problème. Dans programme : il y a programmation. Ça ne te paraît pas antinomique ça ? De la poésie dans la programmation.

Laziza. Je fais quoi alors ?

Madame. La révolution.

Laziza. Quoi ?

Madame. La poésie c’est la révolution. La rupture. Un cri qui crève l’espace. Une suspension. Le nom des choses nues. L’impudeur du monde. La révélation. L’envers du décor. Un corps à corps. Un incendie. Regarde : dis-moi le rapport entre cette salle et la poésie.

Laziza. Je veux être professeur de lettres.

Madame. Voilà pourquoi tu ne dois pas leur enseigner la poésie.

Laziza. Et je fais comment ?

Madame. Ce jour-là, tu leur montres que tu es en train de faire quelque chose d’illicite. Quelque chose qui ne se fait pas d’ordinaire, de presque répréhensible. Tu apportes tous les recueils de poèmes que tu peux trouver, les tiens même.

Madame va chercher deux grandes piles de livres et les dépose sur une table au milieu de la salle. Elle les touchera en parlant.

Madame. Tu les poses au milieu d’eux. Tu leur dis n’importe quoi : que tu as dévalisé le CDI, que la documentaliste faisait une drôle de tête, que ça ne se fait pas. Tu déplaces le cadre. Tu peux les emmener dehors avec les livres. Dehors, sous les arbres. Tu leur dis : servez-vous. Tu leur dis seulement : ne les écornez pas, je vous les confie, prenez-en soin, ils sont vivants. Pendant une heure tu les laisses tourner autour, les prendre, les feuilleter, les reposer. Tu fais pareil. Au hasard, ils découvrent des textes. C’est un moment hors du temps. Et puis tu leur dis d’en choisir un. Un qui leur convient. Et de le lire, aux autres, comme ça, même s’ils n’ont pas l’habitude de lire, ce n’est pas grave, on s’en fiche, comme ça, pour le plaisir, parce que tu ne les connais pas tous ces poèmes, que t’attendais qu’ils en disent de nouveaux, parce que c’est le moment, entre vous, loin des autres, parce qu’on a volé du temps à la programmation, parce qu’on s’est évadé et qu’on va l’emporter au paradis, qu’on va tous écouter pour profiter du temps perdu. Ça peut durer longtemps. Ils vont parler, rigoler, s’affronter. Tu vas leur raconter la vie des poètes, leurs vies décalées, fracassées, leurs amours, leur chance inouïe. Tu leur diras la traduction du monde du dedans, celui du dehors. Tu leur parleras de la pluie, du bruit, de la lumière, du ciel dans les fenêtres, de leurs mains quand ils travaillent, de leurs crânes inclinés sur leurs feuilles blanches, du brouhaha dans la cour, de l’orage, de la guerre, de la mort, de la vie, de l’espoir. Ils te répondront. Ils savent.

Laziza. Mais on ne peut pas délirer comme ça. Ça me fait peur ça.

Madame. Qu’est-ce qui fait peur ?

Laziza. De faire ça.

Madame. Si tu ne peux pas faire ça, ne leur enseigne pas de poésie alors. Donne-leur un texte, découpe-le, explique-le, dissèque-le, aplatis-le, récite-le, pile, écrase, distribue les miettes, range-le soigneusement dans le manuel, entre les lignes de la copie, achève-le. Mais dis-leur bien que ce n’est pas de la poésie, que c’est juste parce que c’était dans le programme. Rentre chez toi, dors sur tes deux oreilles et attends la paie.

Laziza. Tu exagères.

Madame. Je révolutionne. La poésie c’est sous le manteau. On assassine pour la poésie, on fusille, on égorge, on brûle. La poésie c’est pas gentil, c’est beau.

Laziza. Facile ça.

Madame. Il faut oser. Inventer. Vas-y invente. Pourquoi veux-tu faire ce métier ? Ne me dis pas que c’est parce que tu étais bonne en français. Ça veut dire quoi ? Que tu étais bonne en orthographe ? En dissertation ? Un bon élève n’a jamais fait un bon prof. Ce n’est pas ce qui fera de toi un maître. Si tu es là, c’est pour autre chose. Tu es un passeur. Un traducteur. Et, ce que tu as à transmettre c’est moins ton savoir que le désir de savoir. C’est de désir dont je te parle. Tu n’apprendras rien à personne si tu n’es pas partie à la recherche de son désir d’apprendre. Il faut préparer le terrain, trouver le point d’impact entre vos deux désirs : ton désir de transmettre ce qui t’a permis de t’accomplir et le désir de l’élève de prendre forme, de prendre vie, avec un peu de ce que tu apportes. Ton savoir n’est rien, tant qu’il n’est pas désiré par un autre. Pourquoi as-tu voulu être professeur de lettres ?

Laziza. J’avais un prof en collège que j’adorais.

Madame. Tu vois. Tu as compris.

Laziza. Un jour, il nous a lu un poème de Chateaubriand. Ce poème, il l’aimait, ça se voyait. Ça a été une révélation. Après ça, j’ai dévoré les poèmes de Chateaubriand, Victor Hugo, et puis Verlaine, Rimbaud sans bien comprendre, Baudelaire c’était autre chose, ça faisait bizarre. À la maison on parlait Kabyle ; au collège, au lycée on parlait Français ; dans les poèmes, on parlait ma langue. Je me suis dit que je voulais être professeur. Pour ça. Pour ressembler à mon prof, pour retrouver le plaisir d’être dans sa classe, pour être à sa place. Je le dévorais des yeux. Et je rêvais d’allumer le même plaisir dans les yeux des autres.

Madame. Tu as tout dit. C’est terminé pour ce soir.

Laziza. Et le théâtre. On n’a pas parlé du théâtre.

Madame. Il va falloir t’armer de plus de culot encore ma toute belle.

Madame commence à ranger les livres. Laziza regarde par la fenêtre.

Laziza. Il y a un homme dans la cour.

Madame. À cette heure-ci ? Même le concierge a dû partir.

Laziza. Il regarde de notre côté. Il s’est assis sur le banc contre l’arbre. On dirait qu’il attend.

Madame. Peux-tu m’aider s’il te plait ? Je voudrais tout ranger dans l’armoire.

Plus tard. Laziza regarde encore par la fenêtre.

Laziza. Il n’est plus là.

Madame. Bon. Allez. Demain est un autre jour.

Elles rangent leurs affaires et leurs cartables.

Madame. Tu as fini ta séquence sur l’argumentation ?

Laziza. C’était mieux sur le papier qu’en classe.

Madame. C’est le métier qui rentre.

Laziza. C’est quoi, ces pas dans le couloir ?

Elles ne bougent plus, elles écoutent.

Laziza. Quelqu’un vient.

On cogne à la porte. Les deux femmes se regardent. La porte s’ouvre sur un homme.

[…]

Scène 4

Laziza est prête à sortir. Renald est revenu dans l’encadrement de la porte. Il lui barre le chemin. Il porte deux bidons d’essence. Elle recule.

Silence.

Madame. Tu fais quoi avec ça ?

Renald. Si je ne suis pas venu vous voir tout ce temps là, c’est que j’étais en tôle.

Silence.

Renald. Laetitia avait 6 mois. J’en ai pris pour 8 ans. Je viens de sortir.

Silence.

Renald. Ce matin. Je suis sorti ce matin. Je suis venu directement ici. En stop. Les jerricans je les ai pris chez Gégé, mon ancien patron. Il en sait rien. Je suis passé par derrière. Je suis venu directement. J’ai attendu. J’ai vu la lumière. J’ai dit, elle est là. J’attends. Mais vous étiez encore là. Alors je suis monté.

Madame. Et ça, tu comptes en faire quoi ? Le jeter sur nous et allumer ?

Laziza. Tais-toi.

Renald. Elle a peur la Beurette ?

Madame. Renald, je t’interdis de manquer de respect à un prof.

Silence.

Renald. Ça c’était bon avant.

Madame. Avant quoi ? Tu ne respectais déjà personne.

Renald. Vous si.

Madame. Et c’est pour ça que tu veux nous brûler vives ?

Renald. Déconnez pas. Je f’rai pas ça. Enfin, pas que je sache.

Madame. Alors pose ça.

Il quitte l’embrasure. Il avance dans la salle.

Madame. Non ! Arrête ! Pose ça là.

Silence.

Renald. Là. Je pose ça là.

Il pose les bidons contre le mur, près de la porte. Il referme la porte, lentement. Soigneusement. Laziza a un mouvement.

Renald. (De dos) Faut pas qu’elle panique l’apprentie sorcière. (Se retournant) Tout ira bien, faut pas s’inquiéter. J’ai toute la nuit.

Madame. Toute la nuit, ici ? Tu as prévu un repas ?

Renald. Faut pas vous énerver, madame.

Madame. Laziza a sa fille à aller chercher chez la nourrice. On n’a pas tellement de temps. En fait.

Renald. Faudrait vous asseoir.

Madame. Alors, viens t’asseoir avec nous. À ta place. Là.

Madame montre une table devant le bureau. Elle s’assoit sur son bureau. Laziza reste debout.

[…]

Scène 8

Renald. Hé ! (À Madame) Maître Jedi, votre Padawan est très forte. Elle a failli m’avoir. Elle s’y prend très bien pour vous faire changer de camp. Un peu d’espoir, et ça repart. Mais moi, on m’attrape pas avec du miel.

Madame. Tu m’agaces, Renald. J’en ai assez de tes manipulations.

Renald. Au jeu de qui manipule qui, c’est match nul. Je prends l’avantage…

Renald va chercher ses bidons et les pose au milieu de la salle, sur deux tables.

Madame. Qu’est-ce que tu fais ?

Renald. Je prépare.

Laziza. Dans le jardin, Mike a assommé Jo, quand il était trop dangereux.

Renald. Pour lui-même, je sais. Et tu comptes m’assommer avec quoi ?

Laziza. Tu n’as peut-être pas besoin de Mike, tu peux y arriver tout seul. C’est quoi cette fuite en avant ? Alors, que tout est possible, même l’espoir.

Renald. T’es bonne, comme prof et comme meuf aussi. (Aux deux femmes). Vous devriez vous écarter pour ne pas en recevoir sur les pieds. Écartez-vous.

Madame. Je ne veux pas.

Renald. Quoi ?

Madame. Je ne veux pas que tu mettes le feu à ce lycée.

Renald. C’est moi qui commande maintenant. C’est fini les menaces. On ne me renverra plus du bahut et la prison est derrière.

Laziza. Et pourquoi tu tiens tant à y retourner ?

Renald. Je n’y retournerai pas.

Laziza. Et pour ta fille ?

Renald. Arrête tes conneries, « Salade de Fruits ». Et ton mélo. Tu vois pas que tout a déjà brûlé. Même ta fille est sur un champ de cendres.

Laziza. Pourquoi « Salade de Fruits » ?

Renald. Parce que ça te va bien. J’ai toujours donné des surnoms. Ton melting-pot-là : Kabylie, Algérie, France, Somalie… et pourquoi pas Québec ? Tu les collectionnes les fruits exotiques. Tu contrôles rien. Tu cueilles et tu récoltes quoi ? T’as même pas été foutue de te retrouver un mec. Et tu parles d’avenir !

Madame. Si ce n’est ni pour toi, ni pour ta fille, c’est pour ça !

Madame va ouvrir l’armoire aux livres. Elle en prend un et le montre.

Madame. Ça. Je ne veux pas que tu brûles ça. Les derniers à avoir brûlé les livres, c’étaient les pires.

Renald. Plus pire que pire, on peut essayer.

Madame. Ce n’est pas cohérent. Tu as oublié Max, et Assad et Azim. Et la lumière du lundi matin. Les pires sont racistes, et prétentieux, et frustrés, et bornés. Ce ne sont pas des révoltés, c’est des minables miséreux qui n’ont jamais pu bander dans le ventre d’une femme vivante. Les pires forniquent avec la mort, parce qu’ils ne sont même pas dignes de la vie. Les pires ne sont pas des salauds, ce sont des lâches. C’est pas les fruits qu’ils collectionnent, c’est leurs étrons. Les pires ont brûlé les livres parce qu’ils avaient peur. Parce que les livres étaient plus vivants qu’eux. Je ne veux pas que tu brûles les livres, et celui-là encore moins.

Renald. C’est quoi ce livre ?

Madame. Celui que vous aviez écrit en première bac, avec moi.

Renald. Vous avez pu le faire publier, finalement ?

Madame. Oui. Et en mille exemplaires encore. Il en reste très peu. Celui-là, c’est le mien. Là-dedans, il y a le personnage que tu as inventé. Cet homme à double facettes qui sombre dans le mal, après avoir retrouvé son père.

Renald. Il le torture à mort, avec des instruments de boucher. Et il fait de la tôle.

Madame. C’est toi qui avais décrit cette prison.

Renald. Il s’évade.

Madame. Il tombe amoureux.

Renald. Ça ne l’empêche pas de devenir chef de gang et dictateur.

Madame. À la fin, la seule chose qui l’importe c’est sa bien-aimée, le reste lui est égal. Il est allé au bout de lui-même. Au bout du mal. Il n’a plus faim. Son seul espoir, c’est elle. Il peut renaître de ses cendres, maintenant.

Renald. Faut brûler ça.

Madame. Jamais de la vie. Si cette salle tient debout c’est grâce à eux. À tous ces livres. Ceux des autres et les vôtres. Tu n’imagines pas tout ce qui a été lu et écrit ici. Tout ce qui s’est fait ici a rempli tout l’espace, ça soutient les murs et le plafond. Tu n’as pas le droit de brûler tout le vivant de ça. Et tous les autres jours. Tout ce qu’il y a à faire, ce qu’il me reste à faire, tout ce que Laziza a à faire ici. Ça non plus ça ne se brûle pas. Ni les livres, ni les minutes passées avec eux, avec les gamins et avec eux.

Laziza. Tu disais qu’on pouvait faire cours dehors.

Renald. « Salade de Fruits » se désolidarise.

[…]

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