Fatima ou Les ailes d’el Houria

Paru chez Christophe Chomant Éditeur, août 2008.

Pièce née d’une rencontre et du récit de trois vies, qui donne la parole à trois générations de femmes en quête de liberté et d’identité, face au destin et à l’exil.

La Grand-Mère, encore retenue par le respect de la tradition, avait fait le premier pas. Fatima, sa fille, bravant les interdits, a su ouvrir la voie.

A son tour, sa propre Fille, en rébellion contre l’exil, devra, quoiqu’il en coûte, tracer son chemin vers la Liberté. El Houria !

Pièce créée le samedi 8 juillet 2006, au Théâtre de la Rochette de Josselin (56), par la compagnie de la Forge Campin, avec Françoise Navarro, la Grand-Mère ; Naïma Isnard, Fatima ; et Marie-Sophie Isnard, la Fille. Mise en scène, composition et interprétation musicale : Sandrine Le Mével-Hussenet.

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Crédit photo : Marie-Laure Bourven

EXTRAITS

Personnages
Fatima
La Fille (la fille de Fatima)
La Grand-Mère (la mère de Fatima)

1.

(Elle entre en parlant arabe, puis elle reprend en français)

Fatima. C’est noir. Je veux dire c’est froid. La lumière me manque. La lumière et mon bougainvillier. De grosses fleurs blanches qui penchaient leurs têtes lourdes sur la maison, leurs belles têtes d’anges gardiens. C’est la lumière qui manque et l’ombre aveuglante des palmiers sur la poussière jaune. Ici tout est noir. Et j’ai froid.

La Fille. Il y avait mon rire. Dans la palmeraie il y avait mon rire. Pour chaque arbre un éclat de mon rire. Contre les murs de pierre, les murs de mousse, les murs de suie, contre la pierre humide et noire, il y a mon silence.

Fatima. Je n’entends plus le rire de ma fille. Et le chant de ses poèmes arabes. Ma fille m’emmure dans son silence et j’ai froid.

La Fille. Je n’ai pas choisi de partir. Partir je n’ai jamais voulu. Partir, laisser mon corps vivant et chaud sous le bougainvillier, déchirer mon ombre et l’emporter toute maigre et délavée de l’autre côté de la mer, je n’ai jamais voulu. J’ai voulu mourir.

Fatima. J’ai choisi de vivre. Quand ils ont coupé le bougainvillier, quand ils ont vidé la maison. Quand ils ont pris mon mari. J’ai choisi de vivre.

La Fille. Vivre c’est mourir.

Fatima. Vivre à petites goulées, petites goulées gelées, mais vivre.

La Fille. Partir c’est mourir.

Fatima. S’exiler sur les pavés de pierre à petits pas glacés, mais vivre.

La Fille. Marcher entre les pierres de l’hiver c’est mourir. Être statue de granite c’est mourir. Ne plus parler, ne plus sourire c’est mourir. Quelqu’un connaît-il un poème arabe ici ? Un chant ? Un mot ? (en arabe répété en français) Personne !

Fatima. Il a fallu vivre. J’ai pris ma fille par la main. Dans le bateau, dans le train, je n’ai plus lâchée sa main.

La Fille. Ma main est morte. Ma mère l’a coupée.

2.

Fatima. (En arabe les premiers mots, puis répétés en français) Secoue-toi Fatima, secoue-toi. Tu as choisi de vivre. Fatima femme libre. Réveille-toi Fatima. Souviens-toi. Je suis celle qui faisait du théâtre. Au lycée. Avec le professeur de français. Souviens-toi, Fatima n’est pas Bérénice, Fatima affronte le destin. Fatima est Antigone. Fatima choisit. Je ne suis pas ma mère. Pas comme ma mère. Pas comme ça. Fatima est libre. Libre. Liberté avec deux grandes ailes empennées dans mon dos. Ouvre tes ailes Fatima, même dans le froid, ouvre !

3.

La Grand-Mère. Je n’ai rien choisi. Quand mon père m’a mariée à un inconnu je n’ai rien dit. Quand il m’a arrachée des bras de ma mère et m’a menée à cet homme je n’ai rien dit. Quand j’ai saigné, cet homme mon mari s’est réjoui et je n’ai rien dit. Quand mon mari a pris la deuxième, la troisième et la quatrième épouse, je n’ai rien dit. Quand elles ont ri, brûlé mes cheveux, volé mes nuits, caressé mon homme de leurs yeux trop peints, j’ai retenu mes cris, comme on avale des cailloux brûlants, mais je n’ai rien dit. Quand mes cinq premiers enfants sont morts avant de toucher la lumière du jour, j’ai bu mes larmes, comme on boit la ciguë, sans jamais mourir vraiment, empoisonnée mortellement mais toujours vivante et je n’ai rien dit. Quand enfin ma fille est née, mon mari m’a punie parce qu’elle n’était pas un garçon, mais je n’ai rien dit et dans ma prière secrète j’ai remercié Allah. Quand les autres épouses ont eu des fils et qu’elles m’ont choisi pour esclave, je n’ai rien dit. Quand j’ai protégé ma fille je l’ai fait en silence. Bijou, rubis, émeraude ma fille. Oiseau miraculeux ma fille. Belle et fière comme une reine ma fille. Quand son père l’a mise à l’école, j’ai souri, mais je n’ai rien dit. Je n’ai rien dit, mais ma fille a parlé. Ma fille a fait du théâtre. Quand son père a crié, l’a traitée de catin, j’ai baissé la tête, j’ai pleuré et je n’ai rien dit. Mais quand il l’a retirée du lycée pour la marier à un inconnu alors je me suis levée, et j’ai dit : (En arabe puis répété en français) Je m’en vais.

La Fille. Tu vois bien grand-mère que toi aussi tu as choisi.

La Grand-Mère. Oui mon enfant. Mais il était trop tard. Ta mère avait été mariée de force et tout allait recommencer.

La Fille. Tu oublies ce qui est arrivé après.

La Grand-Mère. Ça non plus je ne l’ai pas choisi. C’est ta mère. Ce que je ne savais pas c’est que j’avais enfanté l’oiseau de la Liberté. (Elle dit d’abord « l’oiseau de la Liberté » en arabe.

[…]

4.

Fatima. (En arabe les premiers mots, puis répétés en français) Souviens-toi Fatima. Je me souviens. Il m’a conduite jusqu’à sa maison. De force il m’avait épousée et m’avait promis l’amour et la félicité. Quelqu’un a ouvert la porte de sa maison. C’était une femme au ventre rond. Qui est cette femme au ventre rond ? Il a dit : c’est ma première épouse, celle que je n’ai pas choisie, celle que mes parents m’ont donnée. J’ai dit à la femme : bats-moi, tue-moi, refuse-moi, n’accepte pas ce que ma mère a subi ! Elle m’a regardée sans comprendre. Elle a dit : mais tu es belle toi, ta vie sera parfumée. Tu es ma sœur. Pourquoi veux-tu que je te chasse ? Notre mari est fort, c’est lui qui choisit. Résigne-toi et profite de son amour. Je ne me suis pas résignée. La savoir délaissée et maltraitée. Savoir ses larmes silencieuses chaque nuit. Nous savoir toutes deux démunies et trahies. Toutes deux grosses d’un enfant à venir, à cinq lunes de distance. Piégées comme deux oiseaux en cage. Souviens-toi Fatima comme tu as refusé. J’aurais pu choisir la mort, j’ai choisi la vie. J’ai choisi la liberté. Je me suis enfuie de la clinique avec mon bébé de cinq jours dans les bras. J’ai pris le premier autobus et je me suis enfuie.
5.
La Grand-Mère. On ne fait jamais ça. Ta mère l’a fait. Elle est partie. Elle a quitté son mari, avec toi dans les bras. Quelqu’un dans le bus lui a offert le billet. Des gens l’ont recueillie et l’ont aidée à prendre le train. Elle est arrivée dans ma petite chambre avec toi dans les bras. On ne fait jamais ça. Personne ne fait ça. Personne ne sait le faire. Ta mère l’a fait. Ma fille avait des ailes dans le dos.

La Fille. Elle vole. Elle part. Elle quitte. Elle choisit. Et moi, qui je suis dans tout ça ? Grand-mère dis le moi.

La Grand-Mère. C’est moi qui t’ai élevée. Ta mère se voilait tous les matins pour aller étudier. Elle croisait son mari qui ne la reconnaissait pas et elle allait étudier. Pendant cinq années ta mère a étudié, sans rien demander, sans rien dire à son père, sans rien dire à son mari qui avait enfin accepté le divorce. Libre était ta mère. Tu es la fille de cette femme-là. Tu es la fille de Fatima.

La Fille. Je n’ai pas de nom, je suis sa fille.

La Grand-Mère. De quoi as-tu peur, fille de Fatima ? Chante-moi une chanson. Viens que je peigne tes cheveux. Viens que je lisse tes plumes bel oiseau. N’aies pas peur, toi aussi tu pourras ouvrir tes ailes. Le ciel que ta mère a ouvert est plus vaste que toutes les mers et que toutes les terres du monde. Chante.

La Fille chante un chant arabe. Sa grand-mère la coiffe.

La Grand-Mère. (En arabe la première phrase répétée ensuite en français) Allah veille sur Fatima, Allah veille sur toi. Sur vos deux épaules les anges sont en équilibre. C’est toujours celui du grand livre blanc qui sourit. (En arabe, puis répété en français) La lumière est sur ton épaule droite. C’est ta mère qui l’a posée. (En arabe)

La Fille. Je suis si seule. Dans ce pays si froid. Personne dans les rues le soir. Personne à sourire. Pas de thé, pas d’orange et d’amande à partager. Pas de rire. Grand-mère. Et toi qui n’es pas là. Il n’y a pas de chemin pour moi dans leur brouillard. Je suis si seule. Même maman pleure quand je suis au lycée.

La Grand-Mère. Tu vas au lycée. C’est le bon chemin pour la liberté. Dans le brouillard tu es seule mon enfant mais tu es libre. Je ne connais pas le brouillard.

La Fille. Ça aveugle, ça étouffe et ça glace sous la peau.

La Grand-Mère. Ce brouillard se dissipera, mon enfant, ma toute belle, belle comme le jour et la fleur de Barbarie.

La Fille. Je ne connais personne dans ce pays-là.

La Grand-Mère. Tu connaîtras l’amour. Il y a un homme pour toi au bout de chacun de tes pas. Celui que tu te choisiras sera pour toi. Souviens-toi de Fatima. Souviens-toi de celui qu’elle a choisi.

[…]

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