Publié chez Christophe Chomant Éditeur, février 2015
1923, on vient d’inaugurer le monument aux morts… Deux hommes, l’un du pays Gallo, l’autre non, se rencontrent et finissent par se raconter. Deux solitudes, l’après-guerre et ses ravages, ses secrets et ses résiliences. Une histoire d’hommes et de liberté, la naissance d’une amitié sur les décombres du champ de bataille.
Créé le 13 février 2015 à Josselin (56), avec Alain Rault (Batiss) et Bernard Gapihan (Pâolin). Mise en scène : Sandrine Le Mével Hussenet.
Premier prix de Bertègn Galèzz 2015 :
https://sandrinelmh.fr/premier-prix-de-bertegn-galezz
Ici : Au City à Lorient
Lien : Photos « Batiss et Paôlin »
Crédit photo : Michel Devillers
EXTRAITS
Personnages
Batiss
Pâolin (dit Hyacynthe)Devant le monument aux morts.
[…]
Scène 3
Batiss est assis sur le muret. Il regarde le monument aux morts.
Pâolin vient s’asseoir sur le muret. Tout près. Il taille un nouveau bout de bois.
Batiss le regarde tailler.Batiss. Çu-ci non plus tu li mettras pas de bras ?
Pâolin. Non.
Batiss. E pas de qhettes. Et pas d’jambe ?
Pâolin. Non plus.
Batiss. Pourtchi que tu leur fais jamais bras et qhettes?
Pâolin. Rapport peut-être à ceux que j’ai pu croiser.
Batiss se détourne de Pâolin et fixe le monument aux morts. Silence.
Pâolin. Pourquoi tu fixes comme ça le monument ? Depuis l’inauguration, tu viens là tous les jours. Ton cul sur le muret. À fixer le monument aux morts.
Silence.
Batiss. Tu vai-ti la piace qe y a entèr les deûz noms, ilë ? Li qi gravit dan la roche a léssë une piace entre les deûz noms, ilë.
Pâolin. Et en Français ça donne quoi ?
Silence.
Batiss. Y’a un espace entre les deux noms, là. Çui qui a gravé ça a laissé un espace entre les deux noms, là. Après Ange Le Quillio. Juste avant Justin Meheut. Tu vai-ti ?
Pâolin. Oui, je vois.
Batiss tousse
Batiss. Le Quillio c’est mon nom.
Pâolin. Y’en a trois des Le Quillio sur ton monument.
Batiss. Mes trouès fréres.) Mes trois frères.
Batiss se détourne. Et se tait.
Pâolin taille son bout de bois.
Silence.Batiss. Alphonse on li diseu Fonce, Antoine c’était le Toêne. Le p’tit c’était Lanje.
Pâolin. Ange Le Quillio ?
Batiss. On l’a tourjou nommë Lanje
Pâolin. Vous étiez combien ?
Batiss. Quatr.
Pâolin. La saloperie.
Batiss. (Regardant vivement autour de lui) Te té on va t’wire
Pâolin se lève. Donne sa figurine à Batiss. Et sort.
[…]
Scène 5
Pâolin et Batiss arrivent presque en même temps et s’assoient sur le muret. Ils ne regardent pas le monument aux morts.
Pâolin. (Tendant une figurine à Batiss) Tiens. J’ai mis des bras à celui-là.
Batiss. (Contemplant la figurine dans le creux de sa main) T’a z’eû bone rézon. T’as bien fait. (Après un temps) Tiens, je t’ai apporté des bouts de boué. (Il lui donne des bouts de bois sortis de sa poche) Çui-ci est assez long pour que tu y fasses des qhettes.
Pâolin. C’est trop tôt.
Batiss. C’est té qui vé. (Silence) C’était pas le gaz moutarde. (Silence) Je suis le troisième. Fonce et Toêne étaient d’vant mé. Ils sont partis les permiers. On creyet tous qu’i s’raient r’venus dans l’année. Dans leurs lettres, ils disint que tout allait bien, ils s’inquiétaient plutôt pour la vache ou le foin. En 16, ça c’est durci. Ils sont morts tous les deux à deux semaines d’intervalle, Fonce dans la Meuse, Toêne dans la Somme. Après ça a été mon tour. Ça re dû être mon tour. C’éte prévu pour septembre. (Silence) Juillet c’était l’avoine. Il avait fait une chaleur d’enfer. Avec Lanje on avait travaillé comme des diables. On te trempes de sueur, bouillants comme des marmites. J’étais sur le haut du tas tout doré quand l’orage a éclaté. J’ai pas voulu descendre. Fallait rentrer la paille d’aveine. Lanje me huchaet dessus, la mère core pu. At-tai a bas ! At-tai a bas ! J’e wiais ren. J’entendais rien. À grands coups de fourche, des fourchées trois fois plus grosses, j’entrais la paille. La piée était glacée. J’ai bien senti que ça me serrait les poumons. Ça faisait dur comme du métal l’étau contre ma poitrine. Descend d’ilë qu’i huchaet Lanje. J’étais sourd. Je claquais des dents. Après la chaleur de la journée, la piée d’orage c’était comme la glace d’un étang quand elle se casse. Après ça, la mère a voulu me défaire de ma chemise. Lanje voulait me frictionner. J’ai fait mon fièr. C’est ren qu’une petite piée d’éte que je disais. Dans la netée je s’eue la fièvre. J’ai même déliré. Je veue Fonce et le Toêne venir me chercher. J’ai huchë : Emmenez Lanje, Emmenez Lanje, il veût ben li. Dée fé, je me réveillais, je voyais Lanje qui m’épongeait le front. Il me souriait. Il disait : Oyou que tu veû qu ‘i m’emmeneraen ? Où veux-tu qu’y m’emmènent ? A n’endret, ptit frére. Nulle part, je lui disais. Et puis ça été la pneumonie et en septembre au lieu de m’envoyer au front, on m’a envoyé au sanatorium. E c’ét Lanje q’ét parti a ma piace (Silence) C’était pas le gaz moutarde, tu vais.
Pâolin. Je vois.
Batiss. Depés la mere , o ne me caoze pus. La mère al caoze pus à autchun. Ni à mé, ni à autchun. Y a bien des gars qui sont revenus. tcheqs’uns en état, d’aout moins. Coudarcoët a perdu la mâchoire. À Carbrien il manque une main. Ça dort pas la në, mais le jou c’est des héros. Un pti moins que ïeue qui sont su la roche. Më des héros quand même. Des survivants de toute façon.(Silence) J’en fais un drôle de survivant, mé. Tu véy, le trou juste après Lanje et juste au-dessus de Justin Meheut ? C’est Lanje qui m’appelle. Oyou qe tu voulé qu’i m’araen emmenë, Batist ? Oyou don qe tu voulé ?
Silence.Pâolin. Hyacynthe Malancourt est né à Cumières-le-mort-homme, près de Verdun. Pas moi.
Batiss. Je te demande rien.
Pâolin. Je sais.
Ils se lèvent presque ensemble. Ils se serrent la main.
Batiss. A demain.
Pâolin. A demain etou
Scène 6
Batiss est arrivé le premier. Il s’est assis. Il sort un couteau de sa poche et un bout de bois. Il commence à tailler. Pâolin arrive. Il regarde Batiss tailler son bout de bois.
Pâolin. Tu tailles aussi maintenant ? Tu buchote etou tai astourci
Batiss. Faot craire. M’y së mis.
Pâolin. Qhi qe t’é a buchoter ?
Batiss. Un pië.
Pâolin. Un pied ?
Batiss. Un pied. T’en n’as jamais fait de pied ?
Pâolin. Non, jamais.
Batiss. C’est pas facile. Le caeû de pië. Et les dais de pië don.
Pâolin. Ça sera un pied tout seul.
Batiss. Tu fais bien des corps e des têtes sans bras ni qhuette. Moi, je fais des pië.
Pâolin. C’est lequel ?
Batiss. Le gaoche.
Pâolin. Pourquoi le gauche ?
Batiss. Je së pus a mon amain o la dreite. La dreite pour la gaoche. Vai-tu ? Je suis plus habile avec la droite. La droite pour la gauche. Tu vois ?
Pâolin. Je peux essayer de faire le droit, si tu veux.
Batiss. Va z’ y. Tu va vair c’ét pas ézë.
Pâolin. Li qui n’essaye ren, n’a ren.
Batiss. C’ét de méme que le monde dizen ici.
Pâolin s’installe. Sort son couteau et un bout de bois. Ils taillent tous les deux en silence. Longtemps.
Batiss. La vie des autres, c’est pas mes affaires. J’ai bien assez des miennes. Mais y a quand même que’que chose qui me turlupine.
Pâolin. Que c’est ?
Batiss. Que c’est que je comprends toujours pas pourcai qu’t’es v’nu me causë à mé. Tout le monde raconte ici que t’es un héros de la guerre.
Pâolin. C’est ça qu’i disent ?
Batiss. Tu pourras jamais empêcher les gens de causë. Alôr mé je me demande : Qu’est-ce qu’un héros de la guerre vient fiche à caozer avec un lâche comme mé
Pâolin. Qu’est-ce qu’i disent sur moi, les gens ?
Batiss. Que t’es un héros. Que t’as tout perdu. Que toute ta famille est morte dans un village qui s’appelait Cumières-le-mort-homme, dans la Meuse. Un village complètement détruit en 17 dans la bataille de Verdun. Qu’il n’en reste ren. Que c’est tout labourë là-bas. Pus un arbre, pus une roche. Ni maison ni cimetière. Pas un bout de papier pour garder la trace d’un habitant. Que c’est pour ça que t’es venu te perdre jusqu’ici. Tai qui caoze même pas Gallo. Ni Breton ni Gallo. Qu’t’es v’nu oublier au milieu de nous-autres. Que t’es un discret. Que c’est la preuve que t’es un grand héros. Les vrais héros ramènent jamais lou goule. C’est à ça qu’on les reconnait. Que t’as nulle part où aller. Que t’es aussi bien chez nous. Qu’on est fiers d’avair un gars comme té dans le village. Un étranger d’accord mais un héros de la France. La Césarine chez qui tu t’es embauché en a pris du prestige. Que c’est sûr. A la messe, elle met des gants astourci.
Pâolin. C’est ça qu’i disent ?
Batiss. Ça et pu for core.
Pâolin. Et toi tu dis quoi ?
Batiss. Je dis que je comprends tourjous pas pourcai qu’t’es v’nu me causer à mé. Je t’e tout raconté de ma lâcheté. Et tai tu reviens causer et tailler le pied dret de mon pié gaoche. Comme un frëre qui viendrait bravement donner son coup de main à son frëre.
Pâolin. Y a de ça. Mais j’suis pas un héros, Batiss. J’suis un lâche. Bien plus lâche que toi. Un lâche et un imposteur. P’t-êt’ que tu voudras plus être mon frère quand t’auras tout su.
Batiss. T’es pas obligé de raconter.
Pâolin. Je sais.
[…]